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Gazoduc Nigeria-Maroc et hydrogène vert : les enjeux pour le Maroc

Khalid Benhamou, directeur du projet Sahara Wind et fin connaisseur du secteur des énergies renouvelables, revient dans cet entretien sur la géopolitique mondial de l’énergie et le chemin parcouru depuis la transition du charbon au pétrole avant le basculement graduel aux ressources nouvelles. Il explique également les enjeux pour le Maroc, l’Afrique et l’Europe de certains projets, notamment ceux liés au Gazoduc Nigeria-Maroc et à la production de l’hydrogène vert.

Gazoduc Nigeria-Maroc et hydrogène vert : les enjeux pour le Maroc
Khalid Benhamou, directeur du projet Sahara Wind.

Le Matin : Nous vivons une crise d’approvisionnement en énergie dans le monde. Quelle lecture en faites-vous en tant qu’expert, analyste et industriel dans le secteur des énergies renouvelables ?

Khalid Benhamou : La crise, quelle que soit son ampleur, représente une opportunité. Je pense que nous sommes dans une rupture, technologique et d’approvisionnement. On sait que l’énergie est intimement liée à l’économie mondiale. Celui qui contrôle l’énergie contrôle le monde conformément à la règle selon laquelle celui qui a de l’or dicte les règles. En fait, c’est Winston Churchill qui, en 1912, quand il était ministre de la marine, avait fait la première transition du charbon au pétrole. Et pour la première fois, les pays de la révolution industrielle qui comptaient sur leurs propres ressources devenaient dépendants d’une ressource qu’ils n’avaient pas, à savoir le pétrole. Donc, on a vécu deux guerres mondiales pour savoir qui va contrôler ce nouveau système et on voit qu’avec le choc pétrolier de 1973, pour la première fois, le plus grand acteur dans le pétrole mondial, à savoir les États-Unis, avait atteint son pic de production du pétrole conventionnel. Comment la situation allait évoluer ? c’était donc la grande inconnue. Cela a créé, bien sûr, des inquiétudes liées à la dépendance, et c’est à ce moment-là que les énergies renouvelables ont commencé à être développées. Puis une question s’est posée : que faire de l’Union soviétique et de la guerre froide qui polarisait le monde et demandait extrêmement de ressources. C’était donc le partenariat États-Unis-Arabie saoudite qui avait fait baisser les prix à cette époque en 1986.

Quel est l’objectif de ce rappel historique ?

Je tiens à rappeler ce cheminement historique qui a fait tomber finalement l’Union soviétique, parce que l’économie de cette dernière était basée essentiellement sur l’exportation de ses ressources énergétiques et elle l’est toujours. Actuellement, avec ce qui se passe sur le plan géopolitique, on est dans un nouveau cycle qui marque une transition. L’URSS s’était effondrée avec la création des États de l’Est et des problèmes sur le plan sécuritaire. On avait vu que l’Ukraine avait été forcée de se séparer de son armada nucléaire et comment l’Occident s’était porté garant de sa sécurité. Cette approche permettait d’éviter une course à l’armement nucléaire puisque c’était la seule manière pour chaque pays de se prémunir contre des adversaires plus forts. Dans ce processus de transition énergétique, il y a eu un point d’inflexion. C’était lorsque l’Union européenne – après l’accident nucléaire de Fukushima – a décidé de miser sur le renouvelable. Mais dans cette nouvelle configuration, l’UE avait besoin d’énergies de transition telles que le gaz naturel. Elle a même, il y a quelques mois, décrété que le gaz naturel était pratiquement vert dans la mesure où c’est une énergie de transition. La Russie en a profité pour dire que puisque vous comptez tant sur cette énergie pour votre transition, c’est le moment propice rehausser mes exigences. Mais ce sont des exigences qui posent des problèmes globaux parce que l’ordre mondial, la souveraineté des États, le respect de leur intégrité territoriale étaient en jeu… C’est un enchainement et on a vu qu’avec cet enchainement historique, il y a une ouverture accélérée sur les énergies renouvelables à une échelle significative. En ce qui concerne le Maroc, en matière d’énergie éolienne, la majorité de notre mix énergétique renouvelable est lié principalement au Sud. Il faut le ramener aux centres de consommation comme Casablanca et les villes du Nord où il y a une forte consommation énergétique. Il y a une distance de 1.200 kilomètres à parcourir. 

Est-ce que c’est facile à réaliser ?

En fait, on ne peut pas l’opérer avec des technologies conventionnelles de ligne à courant alternatif. Il faut passer au courant continu qui a l’avantage de ne pas produire de pertes ou très peu. Le courant alternatif enregistre des perditions de l’ordre de 30 à 40% sur une telle distance. Or le problème du courant continu c’est qu’il dépend de la logique d’échelle. Une seule ligne comme celle réalisée en Chine sur 3.500 kilomètres permet d’avoir jusqu’à 12 gigawatts d’électricité. C’est une configuration un peu vertigineuse qui a lieu en Chine qui est un marché intérieur de masse. Le problème c’est que le Maroc ne peut pas accéder à cette ressource si elle n’est pas interconnectée à l’Europe où il y a un grand nombre de consommateurs. De plus, on passe finalement à un monde où les puissances traditionnelles, les grandes consommatrices, les anciennes puissances industrielles du charbon dictent encore les règles des énergies fossiles. Et dans ce contexte, le pétrole s’échange en dollars, la monnaie des réserves mondiales. On voit très bien qu’elle est liée au pétrole, l’or noir (avant c’était l’or maintenant c’est l’or noir) et maintenant on parle du gaz. On voit finalement comment la sécurité énergétique européenne est remise en cause. C’était conjointement l’Europe – l’Allemagne en particulier – et les Etats-Unis qui ont finalement eu un petit laisser aller à un certain moment en disant que la sécurité énergétique des pays de l’OTAN se base sur le partenariat OTAN-Russie. Nous, on était déçu parce qu’on avait reçu du financement de l’OTAN puisqu’on avait commencé dès 2006 à développer l’hydrogène vert et on avait mis sur place les premiers systèmes de l’hydrogène vert à l’Université Al Akhawayn, environ 30 kilowatts. Le plus récent c’était à Benguérir, une production de 20 kilowatts, opérationnel en 2012. Mais on a dû faire face au fait qu’ils ont dit qu’ils devaient compter sur la Russie pendant un moment.  

Par rapport à ces projets installés au Maroc, est-ce que les résultats étaient concluants ?

Oui, dans la mesure où cela a eu lieu dans la conjoncture énergétique actuelle. On voit qu’il y a toute une stratégie qui a mis 70 ans à se mettre en place et qui, maintenant, est en train de s’effriter avec un laisser aller, du fait notamment de l’attitude de l’Occident qui comptait sur la Russie. L’Occident réalise aujourd’hui qu’il faut miser sur ce qu’on avait déjà lancé, à savoir l’électricité renouvelable, l’hydrogène vert… en disant qu’il faut maintenant changer de dimension. 

Justement comment capitaliser sur ces projets montés au Maroc relatifs à l’hydrogène vert ?

Je ne vous cache pas, l’entreprise que je dirige, Sahara Wind, a été créée en 2002, justement pour servir de plateforme à travers laquelle des institutions multilatérales pourraient investir dans cette optique. On a rajouté l’hydrogène pour avoir un levier supplémentaire et pouvoir justement maîtriser le déroulé de cette infrastructure. On a été accompagné par le département d’État qu’on avait comme partenaire dans ce projet de l’OTAN jusqu’à ce que la politique réaliste dise qu’il fallait utiliser le gaz de la Russie tant qu’on pouvait, et qu’on verrait après. Maintenant, je pense qu’il y a une échéance, celle du 13 décembre. Il s’agit de la réunion des Chefs d’État de l’Union africaine à la Maison Blanche (NDLR : dans un communiqué, il y a quelques semaines, les États-Unis avaient indiqué que ce sommet, prévu du 13 au 15 décembre, entend mettre en avant l’importance des relations américano-africaines et d’une coopération accrue sur les priorités mondiales partagées et promouvoir davantage un nouvel engagement économique. Je pense qu’on compte beaucoup sur les États-Unis pour appuyer les aspirations légitimes de notre Royaume et peut-être celle de l’UE pour pouvoir mettre sur place des projets de taille nécessaire afin de pouvoir accéder, ne serait-ce qu’à la ressource. Maintenant on ne peut même pas y accéder. Donc, c’est là un travail d’une trentaine d’années que le Maroc a poursuivi au niveau des régulations, au niveau des expériences menées, au niveau des premiers projets du renouvelable et au niveau diplomatique. C’est clair que cela devient stratégique, notamment par rapport au conflit régional. Ce sont deux modèles d’énergie qui s’affrontent. C’est l’ancien modèle fossile contre le renouvelable. Ainsi, si l’on arrive à insérer cette dynamique et dire qu’on ne parle pas d’un problème régional, mais d’une transition globale qui est freinée par des enjeux d’une autre ère et que maintenant il va falloir reconsidérer et voir de quelle manière on va pouvoir capitaliser dessus. Bien entendu, on ne parle même pas de l’environnement et des échéances environnementales globales, sachant que la COP 27 est en cours. On a une urgence climatique et on a vu que le premier prototype qu’on a mis en place en 1994 à Dakhla, la première éolienne, c’était pour alimenter une ferme agricole en plein désert qui utilisait de l’eau fossile. Donc, l’idée c’était d’utiliser de l’énergie éolienne pour pouvoir dessaler l’eau de mer, pour pouvoir produire une agriculture durable.  

C’est donc également lié à la production alimentaire ?

Si on parle de l’alimentaire, on parle de deux millions de tonnes d’ammoniac que l’OCP importe chaque année, c’est donc de l’hydrogène. On parle de 8 gigas de puissances installées pour pouvoir ne serait-ce que substituer les importations de l’OCP actuelles en ammoniac. On sait que l’OCP, surtout dans la crise actuelle, est excessivement sollicitée et ses capacités vont décupler pour pouvoir justement fournir les fertilisants. Les fournir non seulement à l’Afrique, et il y a un programme très actif à ce niveau-là, mais aussi audelà. C’est le continent qui a la plus grande proportion de terres arables restantes au monde et donc pour non seulement s’autoalimenter, mais aussi pallier la sécurité alimentaire mondiale. Cela permet également, justement, de développer l’accès à l’eau et d’avoir de l’eau renouvelable pérenne. On voit donc finalement l’importance d’une station de dessalement comme celle d’Agadir une des plus grandes du genre, puisque l’essentiel de son énergie vient du Sud. C’est de l’éolienne qui vient du Sud produisant non seulement de l’eau potable durable pour la ville d’Agadir, mais aussi de l’agriculture durable. On a aussi le projet de Dakhla où l’on parle déjà des agriculteurs qui vont payer à travers un modèle économique viable le mètre cube d’eau pour financer toute la chaîne en amont pour prendre de l’eau de mer et la dessaler et alimenter les exportations agricoles. Maintenant, on a tout un océan avec 6.000 gigawatts d’éoliens de potentiel et je ne parle même pas du solaire. On parle d’un problème alors qu’on a deux fois la solution. Or sur la question du domaine énergétique que nous vivons, on a besoin d’un consensus un peu élargi. Nous espérons que les ÉtatsUnis, notamment après leur décision de reconnaître notre souveraineté sur cette région, pourront nous appuyer dans nos aspirations. C’est vrai, c’est très délicat, pas au niveau politique, mais au niveau structurel. Prenons l’exemple du Projet XLinks qui veut alimenter l’Angleterre en électricité renouvelable à partir de Guelmim avec un câble sous-marin de 3.600 kilomètres de l’ordre de 3,5 gigawatts de puissance. On voit que les anglais eux-mêmes disent très bien qu’ils ont l’énergie nucléaire qui coûte trois fois plus cher, et donc que ce projet propose quelque chose de beaucoup moins cher. 

Mais là, il y a un problème structurel fondamental. En fait, les opérateurs électriques européens font toujours avec le gaz un petit profit. Ainsi, quand on propose des électrons verts, ils disent «où est notre profit, on gagne quoi nous ? En plus, vous nous cassez le marché parce qu’on fait une fraction des profits monstres des gaz qu’on achète pour essayer de dégager une petite marge et vous vous venez avec la solution». Donc, quelque part, il faut faire des arrangements. Aussi, cela va nécessiter des investissements massifs. Il faut revoir de fond en comble comment les industries pourraient être transférées et c’est l’effet d’échelle qui va le déterminer naturellement, et la visibilité pour les industriels pour qu’ils sachent que le Maroc s’embarque dans un programme massif d’énergie renouvelable du Maroc, mais aussi de l’Union européenne. 

Justement, en matière de programme énergétique, tout est lié. Dans ce cadre, qu’est-ce que peut apporter le projet du Gazoduc Maroc-Nigeria ?

J’ai eu des séances de travail avec des officiels à la fois nigérians, sénégalais et libériens. On admet que c’est une solution qui permettrait au Nigeria et au Maroc de faire complètement changer la donne pour l’Afrique de l’Ouest. C’est une des régions au monde où l’accès à l’électricité est des plus faibles et on ne peut pas industrialiser ces régions, on ne peut pas valoriser les ressources minérales, parce qu’il n’y a pas d’énergie. En plus, il y a eu des découvertes offshore de gaz et on ne sait pas comment elles peuvent être acheminées vers les marchés internationaux. Finalement, la décision d’investissement de ce Gazoduc Nigeria-Maroc qui était prévue en 2027 semble être programmée maintenant pour 2023. Ce qui est une accélération énorme en termes de projet énergétique. Il ne faut pas oublier que si toute cette région peut avoir accès à l’électricité, cela aura des répercussions économiques qui vont permettre aussi de gérer d’autres enjeux qui sont notamment de nature migratoire. Phénomènes auxquels les pays de transit et l’Europe, pays d’accueil, sont confrontés. Ce sont donc des problèmes difficiles à gérer en l’absence d’une solution en amont. On ne va pas continuer à faire des barrières à l’infini et gérer d’une manière absurde cette problématique, alors qu’on a une solution gagnant-gagnant pour tout le monde. Aussi, à ce moment-là, la sécurité énergétique européenne sera également améliorée. Cela représente aussi un enjeu de société, même en Europe et des projets démocratiques dans ces pays.

Parallèlement à cette infrastructure, il y en a une autre qui va pouvoir voir le jour. C’est la mise en valeur de six mille gigawatts d’électricité ne serait-ce que de l’éolienne combinée au solaire qui pourront à ce moment être transformés en hydrogène. Ce qui peut être soit injecté dans ce gazoduc, puisqu’on peut injecter de l’hydrogène vert dans des gazoducs gaziers, ou bien, ce qui est encore mieux, développer une infrastructure parallèle. En effet, le tracé du gazoduc va offshore du Nigeria jusqu’au Sahara pour partir onshore et monter du sud de Dakhla jusqu’à Tanger. Donc, on peut mettre en parallèle une infrastructure dédiée à l’hydrogène vert. Ainsi, on pourra même générer de l’électricité renouvelable pour donner de l’électrolyse pour de l’hydrogène vert sur place et le transférer par ce pipeline vers le Nord. Il y a le principal consommateur à Al Jorf Lasfar, l’OCP, où il y a énormément de besoins à alimenter. En plus, le grand avantage de l’hydrogène c’est son stockage. Vous savez qu’on a 82% du gaz butane du Maroc qui est stocké dans des cavernes de sel. Il faut savoir qu’on a des possibilités encore beaucoup plus importantes pour stocker de l’hydrogène sous forme comprimée, par exemple dans la région d’Essaouira qui est sur le chemin Sud-Nord de cet hydrogène renouvelable qui viendrait et qui pourrait être stocké. On peut ainsi constituer des réserves stratégiques qui pourraient alors alimenter l’Europe en hydrogène vert. Ce qui est très important dans le contexte de la vision de l’hydrogène vert global. C’est vrai, l’Europe dit qu’elle peut en acheter du Chili et un peu partout. Mais si elle achète de chez nous, il va y avoir une réduction du coût du transport et de la transformation. Car, par exemple, l’hydrogène vert du Chili doit être transformé en ammoniac vert pour être transporté en bateau jusqu’en Europe. De là, il sera retransformé en hydrogène vert. Ce qui double les coûts. Ainsi, même s’ils peuvent produire de l’hydrogène au même coût que nous au Sahara, le prix sera le double du prix en raison de ces coûts, par rapport à ce qu’ils peuvent avoir à travers les réseaux du gazoduc intégré.

En plus, on parle de la mise en place d’une économie énergétique renouvelable. Ce qui n’a rien à voir avec la rente fossile. Or il devra y avoir des investissements montres, des électrolyseurs à installer, des éoliennes, des panneaux solaires… Tout cela avec des investissements à tourner en continu et ce sont des milliers d’emplois derrière. C’est donc toute une autre économie industrielle de nature inclusive qui se substituera à une économie rentière, qui est celle des énergies fossiles. Ce sont des possibilités offertes notamment par l’implication de la Chine dans cette transition énergétique pour faire baisser les prix à la fois de l’énergie éolienne et du solaire qui, maintenant, deviennent une alternative compétitive par rapport aux énergies fossiles. On voit que les Chinois investissent aussi dans les électrolyseurs ainsi que dans l’hydrogène vert qui permettra de s’attaquer au plus grand morceau des émissions à effet de serre. On va donc pouvoir avoir de l’électricité renouvelable au Maroc, une des plus compétitives au monde. Vous réalisez l’effet en termes industriels ? On a vu ce qu’on a pu faire à Tanger avec les véhicules, et si on a de l’électricité bon marché, on sera beaucoup plus compétitifs au niveau industriel sur le plan mondial. Cela change complètement la donne.

 

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